La Résistance des Illumages – Une nouvelle de fantasy par Karis Demos

La Guilde Phénomène J

ou La Résistance des Illumages

Appel à Texte : « Textes de l’Art »
Pour ImaJn’ère

par Karis Demos

 

— L’autoportrait clandestin de Rackham le Roux ! Une œuvre exceptionnelle ! D’après moi, la plus brillante de sa carrière, déclara le Grand-Elfe Don Logar.
L’illustration en question n’était pas encadrée au mur, mais se trouvait sur un piédestal, enchâssée entre les bras d’une statue de gobelin au faciès grimaçant; le dessin ne faisait qu’un avec la pierre de Marnoire.
Xavier Desbarats négligea l’étrange mise en scène pour s’intéresser à l’œuvre de Rackham : dessin à la pierre noire sur papier Canson blanc à grains fins, format demi-raisin. Il rajusta son monocle pour en admirer les subtilités et les détails. Sans conteste l’une des plus inspirées de son confrère.
— Rackham ne m’en avait pas parlé... Lui qui n’a jamais révélé le visage caché derrière ses masques et ses illusions, vous tenez là un prodige, sur le fond comme sur la forme.
— Un travail réalisé dans le plus grand secret de la guilde du Phénomène J. Fondamental dans l’œuvre de Rackham, et pour le renouveau des Illumages.
— Je ne comprends pas. Quel pouvoir peut-elle générer ? La création d’un double de Rackham ? Même si j’apprécie mon ancien camarade, un seul suffit ! Inutile d’en faire une copie !
Sa plaisanterie n’arracha qu’un léger plissement de lèvres au visage fin et lisse du Grand-Elfe. Celui-ci se détourna de l’œuvre pour considérer le trentenaire à la barbe drue sous sa moustache en fer à cheval :
— Voyez-vous, Xavier, j’ai découvert que les autoportraits, associés à la Marnoire d’Ibérie, décuplaient l’Art-magique de leur créateur.
— Vous dites que les illustrations de Rackham sont plus puissantes depuis qu’il a réalisé ce portrait ?
— Absolument ! Mais ce n’est pas tout…
— Et grâce à votre statue de gobelin ? le coupa-t-il.
— Pas n’importe quel gobelin : el duende !
— Mmm…
Cette fois, Xavier fit un pas de côté pour examiner la statue de pierre noire aux nervures jaune-vert. La sculpture n’était pas son art de prédilection, mais ses connaissances lui permettaient de distinguer la maîtrise du Grand-Elfe dans la finesse du détail et de la texture. D’autant que la Marnoire, pierre semi-organique au caractère fragile et instable, avait la réputation d’être dévolue aux maîtres les plus habiles.
Le gobelin transpirait d’un esthétisme désuet, rappelant le mouvement décadent du siècle dernier ; son regard était exorbité d’une passion proche de la folie, sa grimace hallucinée, ses oreilles en pointes balafrées. Ses membres disproportionnés s’échappaient d’un torse tortueux rongé par le dessin de Rackham, jambes et bras s’enroulant autour de l’illustration, cernant le haut et le bas.
— J’ai été instruit aux secrets de la Marnoire par les plus illustres Nains de la Sierra Nevada. J’ai appris à donner force et pouvoir à cette pierre. Et, grâce à mes recherches, j’ai découvert comment allier sa puissance à d’autres arts, comme celui des Illumages… Venez ! Je vais vous montrer.
Don Logar retira son haut-de-forme qui accentuait sa silhouette filiforme, et l’accrocha au perroquet. Une main sur sa redingote, il dû baisser la tête pour traverser un boyau de pierres étroit, et poursuivit son avancée dans une section plus aménagée de la galerie clandestine.
— Ce réseau souterrain date de l’Age-Noir. Il est tombé dans l’oubli au fil des siècles. Sauf de certains initiés angevins, tels J. ou Pihèm. En leur succédant, j’hérite aussi de secrets bien gardés. C’est ici, sous les Salons Curnonsky, que nous préservons les plus grandes œuvres des Illumages.
Xavier le suivait de près, ignorant la forte odeur d’humidité des profondeurs de ce labyrinthe. L’éclairage discret des lampes à huile réhaussait la sombre aura des statues de Marnoire qui égrainaient le souterrain. Don Logar avançait d’un pas mesuré, laissant à Xavier le temps d’observer les illustrations accrochées aux murs.

À sa droite, l’Illumage reconnut « La jeune viking et son renard », également de Rackham le Roux.
En 1914, au début de la Grande Guerre, alors qu’une armée de Tritons remontait la Marne en direction de Paris pour une frappe surprise, une flotte anthropienne s’était retrouvée au travers de sa route, résolue à freiner sa course. Rapidement acculée, cette dernière n’aurait pas survécu sans l’intervention de Rackham, alors scribe de camp, qui dessina l’illustre messagère.
Sous son coup de crayon et sa magie, la jeune fille, plus agile et véloce que les féroces Fauniens, avait franchi les lignes ennemies qui les encerclaient et avait alerté les renforts qui repoussèrent les Tritons durant la fameuse bataille de la Marne.
Leur mission achevée, la viking et son renard disparurent. Ne restait que cette illustration, devenue célèbre pour avoir marqué l’avènement du talent magique des Illumages : désormais, face à la puissance de l’Alliance Faunienne qui réunissait nombres de peuples insurgés contre les Humains, la coalition des Anthropiens pouvait compter sur une magie d’une subtilité et d’une efficacité jusqu’alors méconnue du commun des mortels.

Durant les quatre ans de la Grande Guerre, les initiatives des Illumages évoluèrent. De défensives et stratégiques au début, elles devinrent offensives sur la fin du conflit, comme le démontrait le célèbre « Rêveur de R’lyeh », non loin. Rackham avait réussi l’exploit de reproduire la grotte des dignitaires Orcs Rouges et d’en faire la tanière de Cthulhu. Lorsque l’illustration de Rackham prit vie grâce à sa magie, les monstrueux tentacules ravagèrent le quartier général ennemi.
Don Logar s’arrêta devant celle-ci, son monocle et ses favoris effilés tournés vers l’éclat violet percé de bleu de la fameuse planche. Celle-ci n’était pourtant pas sur un piédestal comme l’autoportrait, mais dans un cadre ovale aux boiseries laquées rehaussées d’un motif art déco.
— Au-delà d’une simple reproduction de l’antre des Orcs Rouges, l’opération a exigé le sacrifice de valeureux espions pour nous rapporter les croquis du bastion, commenta le Grand-Elfe. Rackham a su ensuite percer toutes les subtilités de l’environnement, pour imprégner de toute sa magie les caractéristiques réelles des lieux. Une de ces plus grandes réussites, qui a porté un coup fatidique à l’Alliance Faunienne dans son ensemble.
— Et a fait de Rackham le Roux un héros national !
Devant l’admiration de Xavier pour son collègue, Don Logar se saisit de l’occasion :
— Ne minimisez pas votre participation ! Vos monstres et vos terribles forcenés ont tout autant participé à l’effort de guerre. Vous êtes également un héros !
D’abord reconnaissant devant ces compliments, le visage de Xavier s’assombrit.
— Quand on voit où cette victoire nous a menés…
En 1914, la Grande Guerre était née des tensions montantes entre certains peuples fauniens, anarchistes et sauvages, et les humains aux ambitions conquérantes. Une étincelle avait suffi pour embraser le continent puis entraîner toutes les créatures terrestres et marines du monde entier dans un massacre de quatre ans. Un conflit que Xavier ne voulait pas revivre mais qui serait inévitable, tant la montée du fascisme depuis cinq ans ne cessait d’attiser un brasier de rancœurs.
Le Grand-Elfe opina d’un regard sombre. Il fit quelques pas en silence, en direction d’un autre piédestal coiffé de la même statue de gobelin :
— C’est pour cela que nous avons besoin de vous, Xavier. Il y a quinze ans, nous avons remporté la Grande Guerre grâce aux Illumages, grâce à vos capacités magiques à donner vie à vos illustrations. Seulement, l’ennemi revêt un autre visage aujourd’hui, et menace notre pays de l’intérieur. Le combat continue.
— Je n’ai pas pour habitude de combattre caché.
— Je crains que les circonstances ne l’exigent. Et vous serez en sécurité au sein du Phénomène J… Aux côtés de vos collègues.

La Grande-Elfe Truffe !
— Oui. Elle aussi a rallié nos rangs.
— Je ne pensais pas que vous l’aviez convaincue. Elle a toujours été indépendante. Même pendant la Guerre, elle réalisait des actions autonomes.
— Oui, comme les lions qu’elle a dessinés au cœur de l’armée ennemie et qui ont décimé leurs rangs. Une surprise de taille lorsque le bataillon anthropien a découvert le carnage.
— Certains disent qu’elle serait « le Falsificateur », mais Truffe ne rejoindrait jamais Vallard et sa Propagande d’État. Elle a toujours combattu la xénophobie des Anthropiens.
— Et elle a compris que nous devions unir nos forces, Xavier. Établir des actions construites et coordonnées. Ensemble. Grâce à l’Art, nous pouvons sauver ce pays. Comme vous l’avez fait durant la Grande Guerre !

D’une certaine manière, l’Art avait remporté la Guerre, en effet.
Grâce à leurs attaques magiques ciblées, comme les lézards et mollusques géants de Ronald Bousseau ou les armées d’anthropo-théières toxiques de Gris Bouilloir, les Illumages du collectif ImaJn’ère étaient même devenus des héros de guerre. Puis, des célébrités dans les années 1920.
Cette décennie de liesse victorieuse leur apporta, à toutes et à tous, argent et notoriété internationale, les projets artistiques fleurirent et les demandes exubérantes de mécènes richissimes se multiplièrent au rythme de la gloire toujours plus rayonnante des Illumages. « La ville de l’Arbre-géant » de Gris Bouilloir marqua tous les esprits, les célèbres strips, enchantés ou humoristiques, de Truffe firent le tour du monde…
Pourtant, dans les coulisses de ces dix années de fête, le mal s’était immiscé chez les Anthropiens, se déployant à l’ombre de cette euphorie artistique.
Beaucoup de Fauniens avaient repris leur vie d’avant-guerre depuis les accords de paix. Citoyens libres, ils tâchaient de retrouver leur quotidien harmonieux avec les Anthropiens et les autres populations d’Europasie.
Mais l’armistice n’avait pas dissipé l’amertume des combats.
Après plusieurs incidents opposants Fauniens et Anthropiens, le gouvernement entama une chasse aux « fauteurs de troubles », aux « perdants aigris » et aux « collabos de l’Alliance Faunienne ». En parallèle, des œuvres contre le gouvernement s’égrainèrent d’un bout à l’autre du pays, et les premières censures tombèrent.  Le ton monta, d’un côté comme de l’autre. Caricatures contre sanctions illégales. Mises en scène illustrées, prenant vie aux dépens de ministres, contre réformes liberticides.
Au début des années 30 vinrent les arrestations d’artistes. Les peintres, écrivains, gens du spectacle furent les premiers à être incarcérés. Protégés par leur image de héros de guerre, les Illumages furent épargnés pendant un temps, le gouvernement n’osant s’attaquer à leur notoriété.
Lorsque certains d’entre eux déclarèrent publiquement leur opposition aux répressions totalitaires et à la propagande étatique, les premiers martyrs illustrateurs rejoignirent les cellules de la prison de la Santé. Cette fois, la traque des « Fauniens et artistes dissidents » était actée.
Certains Illumages entrèrent alors en clandestinité. Une clandestinité qui sema des « J » sur tous les murs du pays. « J » en référence à ImaJn’ère et à son fondateur, lui-même arrêté au premier jour des rafles. « J », lettre de ralliement contre l’oppression. Chuchotements, cris, puis manifestations artistiques que le plus malhabile des gribouilleurs pouvait s’approprier contre l’endoctrinement gouvernemental. Le « Phénomène J » était né ; puis la guilde du même nom, créée par le jeune Pihèm, successeur de J.
L’Art comme étendard de liberté, contre l’ersatz propagandiste de l’État.
Le nouveau gouvernement, ouvertement fasciste, déclara l’Art porteur des germes d’une guerre civile. Une menace pour la paix. L’Art fut donc prohibé. La fête était finie.
Contre la censure, l’imaginaire s’imposa en contre-pouvoir clandestin.
Face à leur impossible anonymat – qui ne reconnaîtrait pas une licorne orageuse de Truffe, une théière empoisonnée du Gris Bouilloir, un psychopathe de Desbarats ou une créature de Caza ? –, les célèbres Illumages durent abandonner leur vie opulente, disparaître, pour entrer en résistance.
Longtemps caché derrière une certaine neutralité pour épargner sa famille et sa vie d’avant, Xavier n’avait plus le choix. La pression constante de Vallard, ministre de la Propagande, pour rejoindre ses rangs, ainsi que les excès fascistes du gouvernement lui imposaient aujourd’hui de choisir son camp.
D’autant que ce même Vallard disposait d’un Illumage aux inquiétants talents d’imitateur. Le Falsificateur, comme l’appelaient les initiés qui n’étaient pas dupes, reproduisait l’Art-magique de Rackham le Roux, Truffe, Ronald Bousseau ou Gris Bouilloir, faisant croire à la population que même les plus grands Illumages soutenaient la politique fasciste du gouvernement.
Xavier ne pouvait plus permettre cette mascarade. Il était temps d’affirmer sa position avant qu’elle ne soit travestie par Vallard et ses usurpateurs, avant qu’il ne soit imité à son tour.
Il avait donc répondu présent aux discrets appels du pied du Phénomène J et à l’invitation de Don Logar, le Grand-Elfe qui avait suppléé Pihèm depuis sa disparition. Si Xavier passait à l’action, il avait besoin de leur appui, mais était-il prêt à travailler en groupe plutôt que seul ?
Don Logar connaissait les doutes de sa nouvelle recrue :
— Xavier, si vous nous rejoignez, nous vous assurerons protection et confort, à vous et votre famille. Faites-nous confiance !
— Mais que me demanderez-vous en retour ? C’est cela qui m’inquiète. Serai-je toujours libre de mes créations et de mes actions ? L’engagement est un mot qui me fait peur lorsqu’il touche à l’art, Don Logar. Je ne veux pas faire le jeu d’une autre forme de propagande.
— Pour commencer, Xavier, c’est un autoportrait que je vous demanderais.
— Pour décupler ma puissance artistique, n’est-ce pas ? Et vous le placerez également dans une de vos statues ?
— Parfaitement !
— Mais qu’est-ce au juste que cet affreux gobelin ?
Le rictus satisfait qu’esquissa le Grand-Elfe lui suscita un léger malaise.
El duende ! proféra Don Logar. Venez, je vais vous faire une démonstration avec l’œuvre de Ronald Bousseau.
Le Grand-Elfe s’élança dans la galerie pour faire face, quelques mètres plus loin, à une nouvelle statue sur piédestal.

— Eh bien ! Voici la preuve que Ronald n’a pas rejoint Vallard ! s’exclama Xavier. On lui a attribué les affiches anti-Nains, mais je ne doutais pas qu’il s’agisse d’un plagiat !
— Ah ? Je trouvais pourtant les ressemblances assez saisissantes.
— Cette propagande peut bien tromper la populace, mais pas moi ! Je connais suffisamment Ronald pour distinguer son style burlesque, fantaisiste. Rien à voir avec ces caricatures éculées et sans âme qu’on lui a imputées !
Don Logar demeura songeur face au portrait de Ronald, le regard noir et soucieux, au point que Xavier crut avoir heurté la susceptibilité du Grand-Elfe par mégarde. Il se reprit :
— Mais grâce à vous et à votre gobelin en Marnoire, Ronald pourra réaliser une illustration retentissante pour montrer son opposition à Vallard. Si votre art le rend plus fort, ce Falsificateur ne pourra que s’incliner et cesser de l’usurper.
Le leader du Phénomène J resta silencieux, prenant le temps de former sa pensée avant de répondre :
— Voyez-vous, Xavier, je suis un Grand-Elfe des forêts ibériques. Au siècle dernier, des Nains ont rasé mon village, tué mes parents et m’ont enlevé. Longtemps esclave d’un Nain sculpteur, j’ai appris en secret tous les pouvoirs que recelait la Marnoire. J’ai appris à la manipuler, à lui insuffler force et vie. En Ibérie, el duende est l’allégorie de la puissance créative. Sculpté dans cette pierre, il décuple l’Art-magique des Illumages… Mais ce n’est pas tout. Associé à l’intellect et à l’inspiration d’un grand maître sculpteur, il peut créer à son tour, devenir le véhicule de cette magie, et lui donner sens.
— Lui donner sens ? Qu’entendez-vous par là ? Les artistes n’ont pas besoin de cette créature grotesque pour « donner sens » à leurs œuvres !
— Au contraire. Ne voyez-vous pas à quel point la dégénérescence de notre société est liée à la dégradation de l’art, de celui des Illumages en particulier ?
— Pardon ? Quelle ineptie ! Si dégénérescence il y a, elle est le fait de la politique actuelle qui muselle l’art et sème l’obscurantisme par la peur et la désinformation !
— Réfléchissez, Xavier ! Ne pensez-vous pas que le problème de cette dernière décennie vient des Illumages, eux-mêmes ? Que beaucoup se sont fourvoyés dans la célébrité, dans des actions égocentriques ! La mission qui les animait pendant la Grande Guerre s’est évaporée avec les accords de paix et s’est oblitérée avec l’argent. Au point qu’aujourd’hui, ils… vous ne discernez même plus l’ennemi qui rôde partout autour de nous.
— Votre discours a des accents fascistes qui m’inquiètent, Don Logar.
— Le fascisme ne prône rien d’autre qu’une autorité forte et centralisée... ce qui manque aux Illumages, aujourd’hui ! Vous autres artistes, ignorants des vrais enjeux politiques, avez besoin de meneurs compétents pour vous guider dans vos actions.
— Des meneurs compétents ? Vous ? Vallard ? Votre gobelin de pierre ?
Xavier était tiraillé entre laisser là ce Grand-Elfe au discours despotique et le désir d’en apprendre davantage sur ses réelles intentions. La curiosité l’emporta lorsqu’une lueur anima l’œil du sculpteur à l’évocation de sa statue de gobelin.
— Je vais vous montrer ce dont el duende est réellement capable, Xavier.
De l’intérieur de son veston, Don Logar sortit une pochette qui dévoila une série de petits burins aux divers embouts. D’un geste leste, il en extirpa un ciseau de taille et un maillet très fin, puis s’approcha de la statue affectée à Ronald Bousseau.
Il fit sauter une sorte de capuchon en pierre dans la gueule du gobelin et souffla d’obscures formules dans la cavité libérée. Aussitôt, la Marnoire palpita d’une aura plus intense et les veines jaune-vert s’irriguèrent d’un fluide luminescent. Le visage du gobelin se contorsionna comme un nourrisson qui découvre sa physionomie. Ses membres démesurés se délièrent. Le portrait de Ronald, toujours fondu dans le torse de la créature, se déforma légèrement d’une grimace absente la seconde d’avant.
Les jambes du gobelin, telles des échasses, descendirent du pupitre. Ses longues mains griffues s’étirèrent. Ce que Xavier avait pris pour un doigt trop long devint un crayon grotesque entre les serres de la bête.
De ses yeux exorbités injectés de veines jaunes, le gobelin convoitait avec envie le papier Canson que Don Logar posa sur le piédestal devant lui. Il ne fallut qu’un court instant au duende pour noircir sa feuille sous les imprécations occultes du Grand-Elfe. Une fois satisfait, celui-ci lui soutira son travail, et le fit remonter sur son piédestal. Accompagné de quelques mots obscurs, il lui fit mordre dans le capuchon de pierre, et la créature redevint statue.
Don Logar dévoila l’illustration à Xavier : deux squelettes à l’attitude désinvolte et aux gros yeux loufoques, semblables aux créations de Ronald Bousseau.
— Cette… chose imite le style de Ronald ?
— Pas tout à fait : le talent même de l’Illumage est contenu dans son portrait. Son essence artistique, pourrait-on dire. El duende n’est qu’un canal. Je lui confie une requête et il puise dans le talent qu’il renferme en son sein pour créer l’œuvre demandée.
— Une œuvre ! Vous appelez ça une œuvre ? Ce n’est qu’un plagiat sans âme ! Vos squelettes sont mornes. Certes, ils ressemblent à ceux de Ronald, mais ils leur manquent l’humour et la dérision de leur créateur originel. Votre gobelin artificiel ne pourra jamais reproduire le talent des Illumages !
Une colère sourde assombrit les traits du Grand-Elfe. Xavier remarqua son effort pour rester calme.
— Je crois que vous n’avez pas pris toute la mesure de mon travail, Xavier ! El duende ne se contente pas de reproduire le coup de crayon des illustrateurs, ses œuvres portent en elles leur magie également… Tenez-le ! ordonna-t-il, soudain.
Deux poignes, telles deux branches aux petites ramifications mordantes, saisirent les épaules de Xavier. De part et d’autre, il découvrit les squelettes aux yeux fous qui lui souriaient bêtement de leur mâchoire déjantée.
— Le pays est gangrené, Xavier ! reprit Don Logar. Souillé par tous ces Fauniens primitifs et malhonnêtes. Ils infiltrent nos administrations et les postes clés de l’État, préparent leurs sabotages pour le prochain réveil de l’Alliance Faunienne, prêts à nous poignarder dans le dos à la première occasion, comme les Nains durant la Grande Guerre !
— Mais vous êtes un fanatique ! C’est donc vous le Falsificateur au service de Vallard ? Vous avez infiltré le Phénomène J en prenant sa tête !
— La guilde n’existe plus depuis que nous avons écroué Pihèm ! Elle n’est qu’un piège à dissidents, désormais. Vous avez naïvement refusé de rejoindre le ministère de la Propagande, mais vous travaillerez pour nous, Xavier. Contre votre gré, s’il le faut !
Le Grand-Elfe se détourna pour reprendre son parcours dans la galerie. Les squelettes lui emboîtèrent le pas, retenant Xavier par les épaules malgré sa robustesse. Celui-ci eut beau se débattre, menacer, se contorsionner, toute résistance était écrasée par les puissantes poignes décharnées qui s’enfonçaient dans sa chair, le transperçant de douleur.
Quelques pas plus loin, ils abordèrent une ultime statue sur piédestal, séquestrant elle aussi un portrait.

— Regardez le travail du Gris Bouilloir ! s’exclama Don Logar. Regardez comme il s’est dépassé pour cette œuvre ! C’est ce que j’attends de vous, Xavier : un autoportrait de cette envergure !
Xavier lâcha un rire qui se mua en cri de douleur sous l’emprise des deux sacs d’os.
— Vous pouvez toujours crever, Logar ! Je ne prends pas de commandes des fachos.
Le Grand-Elfe continua son explication sans prêter attention aux invectives de l’Illumage :
— Vous savez, l’autoportrait n’est pas une œuvre anodine. Un artiste y met tout son talent, toute son âme. Vous ne réaliserez pas un quelconque dessin, mais une œuvre qui va transcender les autres.
D’un geste large, il désigna des illustrations accrochées aux murs de la crypte. Plus loin que les créations du Gris Bouilloir – créatures féeriques, légères et colorées ; légions de théières et autres objets vivants et délurés –, il aperçut ses propres ouvrages : monstres et clowns aux crocs disproportionnés, anthropiens masqués et armés de machette, marteau, scalpel, fourche…
Tous étaient regroupés à quelques mètres d’un pupitre pourvu d’une feuille blanche et d’un petit miroir de coiffeuse.
— Nous utiliserons votre talent à bon escient, Xavier. Pour le bien commun des Anthropiens éclairés.
— Hors de question ! Mon Art ne servira jamais la cause de votre fanatisme !
Alors qu’il se débattait en vain, les squelettes arrachèrent un nouveau cri à Xavier et le tirèrent jusqu’au pupitre où ils le forcèrent à s’asseoir sur un siège. Un crayon en Marnoire l’y attendait près de la feuille Canson.
Le Grand-Elfe s’approcha et sortit une seringue de sa pochette qu’il piqua vertement dans le bras droit de Xavier pour lui voler quelques centilitres d’hémoglobines.
— Voyez-vous, Xavier, l’Art – le vrai Art, celui qui naît de nos passions et de nos douleurs – est un vampire. Il se nourrit du sang de l’artiste. Un sang qui sommeille dans vos tripes, qu’il faut aller puiser au plus profond de votre être.
Don Logar rejoignit une statue qui reposait à même le sol, non loin. Celle d’un gobelin assis dans l’ombre. À nouveau, il allia incantations et petits coups de burin dans la gueule de la créature pour l’animer. El duende brilla d’une luminescence noirâtre sertie de jaune et de vert. Il fit quelques grimaces mais ne bougea pas, ses longues jambes repliées contre sa poitrine et enlacées entre ses bras arachnéens.
— En Ibérie, el duende est le génie créatif, l’élévation artistique au-delà du réel, la transe et l’éveil du talent sublime du créateur. Grâce à lui, vous découvrirez le lien intime entre la souffrance et l’art.
Il vida alors sa seringue dans la gueule du gobelin qui s’abreuva goulûment du liquide rouge. Il n’en laissa aucune goutte, ses yeux fous fixés sur Xavier, tandis que Don Logar récitait à nouveau des imprécations sinistres et gravait ses volontés sur le crâne de pierre noire.
Le gobelin se déplia et, bancal, claudiqua lentement vers Xavier, vers la source de son breuvage. L’Illumage résista pour lui échapper, mais les deux poids squelettiques le retenaient fermement. Tel un singe aux longs bras, el duende s’agrippa à Xavier et l’escalada en quelques mouvements adroits et légers puis vint se figer dans son dos. L’artiste sentit les crocs de la créature se planter dans sa nuque, sa bouche démesurée lui prenant un tiers du cou et lui arrachant un cri de douleur.
La souffrance laissa rapidement place à une légère ivresse. Cette ivresse qu’il connaissait bien, celle qui le prenait d’abord aux tripes, avant de parcourir son corps, du cœur à l’esprit, de l’esprit à la main. L’ivresse de la création. L’envie immédiate et brûlante de dessiner, de créer.
Il lutta contre cette frénésie qui l’inondait bien trop vite. Il tenta de la repousser, mais déjà ses doigts saisissaient le crayon de Marnoire et brossaient une amorce qui s’étendit rapidement.
Au loin, vaguement, il entendait Don Logar qui l’exhortait à lâcher prise :
— Sentez le sang qui bouillonne en vous ! Ce n’est pas du poison qu’el duende répand dans vos veines, c’est votre propre sang qui s’enfièvre. Laissez-vous posséder par lui ! Il se réveille enfin, bouillonne pour se libérer des contraintes. Libérez votre création, votre démon intérieur ! Libérez-vous !
L’Illumage n’y tenait plus, en effet. Rythmé par de brefs coups d’œil au miroir, son crayon hachurait, frottait, estompait, lissait le trait ou l’épaississait pour créer des ombrages, des volumes.
— L’Art pur, transcendant, ne s’apprend pas, Xavier ! Quand el duende vous entraîne dans sa passion, vous désapprenez vos techniques, vos inspirations, vos références passées. Vous tuez votre muse et ses influences extérieures pour réveiller votre démon intérieur, celui qui sommeille dans vos tripes, celui-là même qui peut, lui seul, réaliser votre chef-d’œuvre. Votre autoportrait : le miroir sublime, unique, suprême de votre talent et de votre magie ! De votre âme !
Sa feuille se noircissait et Xavier pleurait des larmes claires, parcouru par les sentiments contraires d’assouvissement et d’horreur. Son « démon intérieur » le consumait autant qu’il cherchait à prendre sa place.
Du coin de l’œil, Xavier s’aperçut que son bras gauche était moins réel, son image semblait flotter, tirer vers l’invisible. Il disparaissait.
Comme s’il lisait dans ses pensées, Don Logar intervint :
— Pour créer votre autoportrait, une partie de vous doit mourir. Ce qui vous survivra sera alors totalement pur : votre chef-d’œuvre. Comme tous les Illumages présents ici, votre Art perdurera ! Vous serez immortel ! Grâce à cette œuvre ! Grâce à moi !
Un nouveau regard dans le miroir, et Xavier vit que tout son corps perdait substance. À mesure que le dessin prenait forme, l’artiste s’effaçait.
Les paroles du Grand-Elfe tournaient en boucle dans l’esprit enfiévré de Xavier. Réalisait-il vraiment son chef-d’œuvre ? Dans un sens, il le voulait profondément. Une partie de lui avait totalement lâché prise et avait réveillé son « démon intérieur », comme le souhaitait Don Logar. Un démon affamé.
Puis, ce furent les derniers coups de crayon, épuisés. Au loin, derrière sa folie bientôt assouvie, Xavier sentait el duende devenir pierre à nouveau et peser sur lui. Il le remplaçait. Déjà ses bras noirs avaient pris la place de ceux de Xavier, la main du gobelin ne faisant qu’une avec celle de l’Illumage, et ses doigts fusionnant avec le crayon de Marnoire.
Quand la pierre frappa d’un dernier coup la signature de Xavier Desbarats, celui-ci avait totalement disparu. El duende retourna l’autoportrait et l’enserra contre lui avant de se figer à son tour.
Satisfait et impatient, Don Logar fit les quelques pas qui le séparaient de l’œuvre. Lorsque ses yeux se posèrent sur l’illustration de l’Illumage, un cri d’horreur lui échappa. Il chercha à s’enfuir, mais de puissants doigts écrasaient déjà ses poumons, ses entrailles, son cou. Son hurlement mourut dans sa gorge lorsque l’ultime portrait de Xavier déchira son corps en deux.

%d blogueurs aiment cette page :