A l’heure où la fascination pour le multivers atteint son paroxysme notamment grâce à la firme de la souris aux grandes oreilles, les éditions du Bélial’ ont décidé de ressortir une novella qui n’avait pas eu la résonnance qu’elle méritait. Publiée en anglais en 2009, il aura fallu attendre plus de dix ans pour qu’une maison d’édition décide de tenter l’aventure. Et quelle autre collection qu’une heure lumière aurait été plus indiquer pour ce texte atypique ?
Une fois n’est pas coutume, commençons cette chronique par une énorme mise en garde. Cette œuvre ne laisse pas indifférent, elle fascine autant qu’elle révulse. De ce point de vue, sa brièveté joue en sa faveur. Dans ce roman, vous ne trouverez pas de descriptions détaillées ni de digressions ne concernant pas directement le récit. En revanche de l’introspection et de la masturbation intellectuelle (et pas que), ça oui. Et pour cause, c’est le principe même du livre.
Dans ce roman notre personnage principal se décrit très rapidement comme un auteur à succès qui a en plus, quelques qualité telles que : colérique, vénale, jaloux, mesquin et misogyne. Un chic type non ? Eh bien, je le trouve plutôt tendre avec lui-même dans cette description. Aucun des actes de cette novella ne lui attireront la moindre sympathie du lecteur. Et si c’est votre cas, envoyez-moi un MP, j’ai quelques psychologue dans mes contacts qui pourront vous aider.
Mais si le personnage principale est si répulsif, quel est l’intérêt du bouquin, me direz-vous ? Soyez patient voyons. Vous allez comprendre.
Thomas Cradle, puisque tel est son nom, est donc un auteur à succès extrêmement egocentrique, qui va régulièrement voir, sur une plateforme de vente en ligne, l’évolution de l’offre de ses parutions. Comprenez par là qu’il surveille qu’on ne revende pas ses livres à des prix trop insultants. Sauf que voilà, grâce à sa recherche par nom d’auteur (le sien bien entendu, les autres ne sont que des scribouillards vénaux), il tombe sur un livre, écrit par un homonyme dans le même genre que le sien et, comble de l’outrage, publié par sa propre maison d’édition. La colère cédant place à la curiosité, il tente de trouver d’autres informations de cette publication, sur le net et fait choux blanc. En désespoir de cause, il décide de commander ce livre pour en avoir le cœur net. Et oublie aussitôt cette histoire. Jusqu’à ce qu’un beau matin sa commande arrive. Et là, c’est le drame. Ou plutôt l’incompréhension. Ce livre est écris dans un style comparable au sien. Enfin, c’est le style qui aurait dû être le sien si il avait décidé de se perfectionner plutôt que de céder à une littérature plus basique mais ô combien plus vendeuse. Bref, cet auteur, c’est lui, mais en mieux. Et à la lecture de la description qui en est faite en 4ème de couverture. Cet auteur a vécu sa vie. Enfin, une vie qu’il aurait pu avoir s’il avait fait des choix différents. « Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? ». Et si c’était un appel du destin plus qu’un canular ? d’autant que le livre que tient notre personnage, entre ses mains, semble être un bout de biographie relatant un voyage fluviale au Vietnam. Ni une ni deux, notre auteur décide de faire ses valises et de partir réaliser le voyage dont il est le héros romanesque.
Bien loin d’être un roman d’aventure, cette novella est surtout une quête initiatique biaisée dès le départ. Notre personnage n’a rien à apprendre car il sait déjà tout, de son point de vue. Il sait tout sur lui, la vie, l’univers et le reste. Il n’a donc rien à apprendre et tout à juger. Et la première personne qu’il juge, c’est cet alter égo inconnu et inconcevable, qui a déjà fait le voyage que lui-même entreprend. Bref, cette œuvre possède un coté mise en abime assez déroutant mais qui titille la réflexion.
Assez étonnamment, je dois avouer avoir pris beaucoup de plaisir à le lire. Non pour l’histoire, qui est fascinante d’abjection, mais pour le reflet que cette histoire renvoie. Thomas C. est un type abject, qui ne vit donc que des choses abjectes et n’accorde de l’attention qu’à des choses qui ne le sont pas moins. Le reste ne reçoit que du mépris de sa part, et, comme il lit le livre de son alter égo et tente de coller son voyage avec cette histoire, les péripéties qu’il vit sont attendues. Et nous lecteur, sommes relégués à n’être des lecteurs impuissants et impatient de le voir arriver au but qu’il s’est fixé et voir si tout se passe comme il le prévoit. À peine diffèrent des Cassandres en puissance. Conscient de la catastrophe qui approche et impuissant à l’éviter. Et à cette lumière-là, cette histoire est une sorte de chef d’œuvre. Aucun aléa n’est de trop, aucune parole n’est indésirable et aucun acte inutile. Notre personnage avait tout pour s’améliorer, se réinventer, apprendre sur lui-même et se repentir mais non, l’attrait de la facilité l’emportera toujours sur l’altruisme (dans son cas tout du moins).
Lucius Sheppard n’est pas un novice dans l’imaginaire. Auteurs d’une foule de romans et non moins de nouvelles, il a été mainte fois primé et à eut une carrière d’écrivain prolifique, des années 1987 à 2014 avant de s’éteindre cette année-là. Mais ses écrits ne sont pas des plus accessibles, à la lecture et à la traduction. Raison pour laquelle vous ne le trouverez pas facilement dans les étagères de vos bibliothécaires. Mais quel plaisir de lire cette plume si talentueuse et si maitrisé, je ne doute pas qu’à peine ce bijou refermé, vous aurez été charmé.
Pierre Marie Soncarrieu