Quand on parle du Beau avec une « B » majuscule, pour beaucoup, la Renaissance italienne est la référence absolue. Comment ne pas penser à l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci, au David ou encore à la piétas de Michel Ange, aux portraits du Titien. Comment ne pas songer à Filippo Brunelleschi à qui l’on doit le grandiose dôme de Florence, à Filippino Lippi dont les portraits sont sublimes d’élégance, à Andrea della Robbia le maître-artisan de la terracotta … Tous ces hommes ont été des exemples incontestés de ce que l’Art pouvait faire de mieux. Tous ces artistes ont deux points communs : ils ont vécu à Florence ou ont fréquenté l’école d’art florentine, et ce sont des hommes. Morts depuis longtemps, certes, mais des hommes tout de même. Bizarre non ? Je suis presque certain que des femmes vivaient également à cette époque, et aux mêmes endroits...
Et c’est là un des sujets principaux du roman que j’ai eu le plaisir de lire : « La complainte de Foranza » par l’autrice Sara Doke. Un roman à la croisée des chemins, entre satire sociale, pastiche de polar et œuvre profondément engagée dans la cause féministe. A Foranza donc, réplique utopique de la ville de Florence à l’aube de la renaissance, l’art est libre et autant pratiqué par les hommes que les femmes. Et il en est de même pour les modèles qui est une activité libres, autant pratiqués par les hommes que les femmes et presque aussi prestigieuse que l’artiste lui-même . Cette ville a une réputation d’excentricité puisqu’elle est parmi les rares sinon la seule où les femmes sont aussi émancipées. Cet aspect nous est présenté par Martin, un mercenaire étranger qui a décidé de se poser dans cette ville entre deux campagnes militaires. On lui explique, en même temps qu’à nous, lecteur, que les dirigeants de cette ville, par le passé, ont subi ou déclaré la guerre, on ne sait plus trop, à une ville concurrente ce qui a eu une conséquence bénigne : des gens sont morts. Plus exactement, la majorité des hommes car il faut avoir un pénis pour pratiquer l’art de la guerre, tout le monde sait ça. Sauf qu’avant d’être des soldats, les hommes étaient surtout des ouvriers, des artistes, des actifs en somme. Et il a bien fallu remplacer ces places vides. Heureusement que les femmes étaient là. Bizarrement, une fois l’émancipation découverte, ces femmes n’ont pas eu envie de reprendre la place de ménagères qu’elles avaient quittées. Et la ville s’acclimate tant bien que mal à cet équilibre fragile, entre cette émancipation nouvellement acquise des femmes et la colère des mâles qui se sentent émasculés par l’égalité des sexes.
Comme vous pouvez le voir, ce livre ne peut pas laisser indifférent. Mais tout ne tourne pas autour de ces questions sociologiques, loin de là.
La trame narrative est construite en entremêlant deux intrigues. Dans la première, nous allons
suivre Martin. Son passé de mercenaire pousse un groupe de femmes à lui demander de former une milice car la rancœur des hommes de la ville se mût peu à peu en colère et en violence de plus en plus ouverte, sous le regard impassible du guet municipale. C’est grâce à ce fil conducteur que nous allons en apprendre plus sur l’équilibre des pouvoirs dans cette ville ainsi que son histoire et sa religion. Cette dernière est d’ailleurs un élément central du roman et l’un des ressorts de l’autre enjeu narratif, qui mêle le policier et le spirituel cette fois.
Dans cette ville d’art, les artistes sont des deux sexes, et vouent un culte à des entités appelées « les Fées ». C’est une religion presque naturelle car elle repose sur l’entretien et l’épanouissement des végétaux.
Sauf que, voilà : des meurtres sont commis dans les ateliers de grands artistes et les victimes, uniquement féminines, sont laissées sur les lieux dans des poses inspirées de tableaux. Or à
Foranza, si la reproduction picturale de la vie et de la nature est encouragée, celle de la mort et plus encore de l’agonie est honnie. Rien n’est plus blasphématoire. Toutefois, la tentation de transgresser l’interdit peut parfois etre trop forte. Il en resulte une série de meutre abominable dans la presque parfaite Foranza . C’est donc à Aphrodisia Malatesta que revient la charge de l’enquête car elle est fille d’une des plus grandes peintres de la cité. Son lien avec le milieu artistique pourrait autant être un atout qu’un handicap, comme je vous laisserai le découvrir. Ce roman, écrit par Sara Doke, à qui l’on doit déjà Techno Faerie ou L'autre moitié du ciel ainsi qu’ une foule de nouvelles n’est pas, d’après moi, un simple divertissement. Les enjeux du contrat de lecture que Sara établit avec son lecteur sont d’ailleurs aisés à comprendre : c’est une œuvre engagée et engageante. La part laissée aux descriptions est énorme, l’action n’est pas rapide sans être molle pour autant. L’enjeu narratif est d’entremêler dans l’esprit du lecteur les idées et le images ce qui peut sembler le rendre difficile d’abord surtout pour un lecteur dilettante. C’est une fiction d’anecdotes en continue, une véritable fresque du quotidien terrible pour tellement de personne. Heureusement que l’autrice est la pour donner des idées «coup de poing» pourtant facilement transposable dans notre réalité. On se prend de passion pour le duo Callista et Lupa. On frémit devant les scènes atroces que perçoit Aphrodisia. Bref, on vit au rythme de la langueur dans cette ville idyllique, en se demandant avec effroi jusqu’où va aller l’autrice dans l’horreur. Après une discussion avec l’autrice, il s’avère que son personne Arthemisia Gentileschi a vraiment existé, elle fait partie de ce qu'on appelle aujourd'hui le Matrimoine. Elle a fait l'objet d'un scandale mais à la différence de l’héroïne, c’est lorsqu'elle a dénoncé son violeur, l'un des apprentis de son père qu’elle a fait parler d’elle. Et comme souvent, c’était elle qui était en faute, pour en avoir parlé. Les minutes du procès sont facilement trouvables.
Pierre-Marie Soncarrieu