Il est des livres qui font rêver, qui transportent, qui enchantent autant qu’ils donnent le sourire. De ceux-là, on en trouve partout, dans tous les magasins et dans toutes les mains. On les recommande aussi ouvertement qu’on les attend avec impatience. Et puis il y a les textes qui questionnent, qui interrogent et qui bouleversent. Ceux qui sont autant un roman qu’un cri du cœur de l’auteur. De ceux-là, on a du mal à en parler tant ils nous interpellent à un niveau beaucoup trop intime. Parmi ces derniers, il m’est impossible de ne pas citer L’île en Jaune de Michael Roch, Nous qui n’existons pas de Mélanie Fazy, Le syndrome du varan de Justine Niogret ou même L'autre moitié du ciel de Sara Doke. Jolie liste n’est-ce pas ? Et bien tous ces livres là m’ont fait le même effet que Danse avec les Lutins : une énorme claque sous la forme d’une prise de conscience.
Déjà, l’histoire au premier degré n’est pas piquée des hannetons. Il s’agit de bonne fantasy qui tache, dans le plus pur style « Dufourien » qu’on avait pu apprécier dans son cycle Quand les Dieux buvaient. Toute la construction de l’histoire est un hommage à peine caché à un Pratchett inoubliable, où l’humour savamment dosé masque sans peine un cynisme désillusionné. Il y est question de la race bâtarde des ograins, mi-ogres, mi-nains, qui n’a aucune de leurs qualités et tous leurs défauts. Cette race n’a pas le choix pour survivre, elle doit monter au sommet de la chaîne alimentaire, quitte à utiliser le cadavre des autres peuples pour s’y hisser. Et c’est ce qui se passera. Le prologue de cette œuvre fait donc un rapide tour d’horizon de l’évolution de la condition de cette espèce passant d’erreur de la nature à race dominante. Puis le roman commence pour de bon. On y fait la connaissance de Figuin, jeune métisse d’un sylvain et d’une sirène. Ce genre de couple féerique n’est pas rare à Scrougne. la ville décor du roman qui est une sorte de Ankh-Morpok. On y trouve la race des maîtres, les ograins, et le reste des féeries qui habite dans des taudis et lutte pour survivre un minimum. Figuin fait donc figure de paria, de sous-race, à peine toléré car il est promis à faire les besognes qu’aucun ograin digne de ce nom ne ferait. On nous en fait la description d’un gamin rentrant à peine dans l’adolescence, un peu désœuvré, qui se demande bien ce qu’il va faire de sa vie et dont la seule passion est le sport. Malheureusement son désœuvrement se transforme rapidement en rébellion, sans exutoire, jusqu’à la rencontre de Mousseron, un caïd des bas quartiers, qui l’embrigadera dans tout ce qui ne faut pas faire. Inutile de vous en dire plus, les pires scénarios que vous pouvez échafauder sont loin de la réalité du roman.
Comme vous pouvez le voir, le second niveau de lecture vaut son pesant de cacahuètes. Catherine prend la plume et les armes pour parler de discrimination, d'appât du gain autant que d'immoralité. De son propre aveu, cette grande dame voulait faire un roman racontant l’histoire de ceux qui n’ont rien et qui perdent dès qu’ils tentent de se révolter. Une histoire où les dominants involontaires, les bonnes gens, ne pourraient plus se regarder dans le miroir tant le sentiment de complicité avec les ignobles est fort. Le vieil adage qui affirme « ne rien faire, c’est déjà être complice » n’a jamais eu meilleure place qu’à la dernière page de cette œuvre. Cette histoire ressemble à la chronique d’une vie-type comme on a tous entendu dans les journaux du monde entier, dont on peut connaître toutes les raisons de basculement vers l’inéluctable et contre lesquelles on ne fait rien, par fainéantise ou par méchanceté. Mais Catherine Dufour ne s’arrête pas juste à cette exposition des faits et de son procès a posteriori. Elle fait intervenir deux autres personnages, véritables allégories des réactions possible d’une population, devant un tel traumatisme. Elle les entraine dans une enquête policière autant que sociologique, pour nous exposer les différents points de vue, qu’ils soient défendables ou non. Et elle nous martèle tout ce qui aurait pu ou aurait dû être fait pour éviter cette tragédie tellement prévisible, avant de nous mettre en garde contre les réactions qui conduiront inévitablement à la répétition.
Mais bien sûr, toute ressemblance avec des événements susceptibles d’avoir eu lieu récemment est totalement fortuite, alors pas de soucis. Lisez et vous verrez. Peut-être que vous aussi vous finirez avec le livre posé devant vous, les yeux dans le vague et la tête pleine de questions.
Pierre-Marie Soncarrieu