Chroniquer le livre d’un ami, connu il y a presque quarante ans, est un exercice pour le moins complexe. Surtout lorsqu’il est en partie autobiographique.
J’ai connu Thierry alors qu’il « s’engageait » aux Forces du Chaos appelé aussi « Cercle de jeu de rôles et de simulation Montpelliérain » lorsque nous avions besoin de négocier des salles avec Georges Frèche, alors maire de Montpellier.
Thierry qui avait péniblement une vingtaine d’années était arrivé accompagné de sa très jolie (et sympa) compagne et m’avait tout de suite marqué par son débit oral rapide et la sécheresse de son contact humain. Je perçus très vite sa vive intelligence et ses analyses très rapides qui ne souffraient aucune réfutation.
Très original dans l’écriture de ses scénarios, il était très rapidement déçu lorsqu’il avait à sa table des joueurs ne correspondant pas à ses attentes et pouvait quitter une partie en cours laissant tout le monde en plan avec un mépris glacé.
Nos deux caractères entiers s’affrontèrent dans une joute verbale dont personne ne sortit vainqueur mais j’ai l’impression que c’est à cet instant que l’estime mutuelle s’est créée.
Chacun d’entre nous connaissant les limites de l’autre, le rapport était devenu plus aisé.
Puis les années passant, continuant à nous voir régulièrement, essentiellement pour jouer, notre amitié s’est nouée. « Monté » à Paris avant lui et ayant déjà séjourné dans la capitale, c’est naturellement que je l’accueilli quelques semaines, le temps qu’il s’installe avec sa compagne de toujours.
La violence intrinsèque de Thierry n’est pas physique. On sent qu’il se domine pour ne pas la laisser éclater face à des concepts aussi simples que la bêtise et l’injustice. Sa grande intelligence lui permet de maîtriser des pulsions qu’il ne pouvait dominer plus jeune, capable de rabaisser avec une rare violence son interlocuteur. Je l’ai vu faire et ce n’était pas beau à voir. Je suis même intervenu à quelques reprises. Thierry est un fauve, et logiquement, il méprise les moutons.
Je le croisais de temps à autre et ayant appris qu’il était devenu rédacteur en chef de PC Direct / PC Expert, je lui demandais s’il n’avait pas une place pour mon petit frère que je voyais moisir dans la face nord de l’Arche de la Défense comme ingénieur informatique de maintenance. Il le recruta comme journaliste junior, et comme mon frangin a oublié d’être un imbécile et que le boulot lui plaisait, il devint rapidement : senior/chef de rubrique/rédacteur en chef de ZD Net France (qu’il a créé pour le coup !). Mon frère me raconta que ce n’était pas toujours simple de travailler avec Thierry, et que j’avais bien fait de le prévenir. Il lui garda cependant une estime et un niveau de camaraderie tel que lors des rares fois où ils se sont croisés, ils avaient l’air d’y prendre plaisir tous les deux.
Nous avons partagé avec Thierry quelques soirées parisiennes, essentiellement des spectacles. Ma venue en Anjou nous a séparés, mais Carmen m’a fait la joie de l’inviter avec quelques autres « vieux » amis pour mes cinquante ans et nous nous voyons régulièrement tous les deux, trois ans. Je l’ai invité à la convention imaJn’ère de 2018 et nous y avons passé de bons moments avec, entre autre à la maison, un plateau magnifique dont Philippe Caza, Sébastien Célerin…
J’ai toujours apprécié le parcours de liberté de Thierry. J’ai assisté avec douleur à la séparation de celui-ci avec sa compagne de jeunesse, j’ai lu ses recueils de pensées qu’il écrivait à vingt-cinq ans et qu’il façonnait de manière artisanale et esthétique (j’en ai encore un exemplaire), son départ de la presse informatique, son blog, ses errances calculées, son parcours artistique tentaculaire. Je mettais de côté une partie de ses avis tranchés mais restait attentif à ses mots.
Je connais sa famille actuelle mais n’ai jamais rencontré ses parents. Il n’en parlait pas. Les souvenirs déformés de ce que j’en avais se résumait à : c’est une famille de « pécheurs de l’étang de Thau » qui résidait dans le village des « pécheurs de l’étang de Thau » près de Sète. Les eaux de l’étang de Thau sont saumâtres, ce qui donne un goût exceptionnel aux poissons marins qu’on y pèche. D’ailleurs, un jour de partie de jeux de rôles, Thierry avait amené un loup de belle taille encore assez frais pour qu’il se débatte dans l’évier. C’est un souvenir gastronomique inoubliable. De ce fait le coût de ces poissons sur les halles est bien plus élevé que ceux péchés en mer, ce qui fait des « pécheurs de l’étang de Thau » une communauté aisée et très attentive sur la venue d’étrangers dans leur village.
Je ne certifie rien de ce que je viens d’écrire puisque ce ne sont que des rumeurs rapportées par les Montpelliérains que nous fréquentions.
Autant dire que j’ouvrais « Mon père, ce tueur » avec fébrilité.
Et j’y découvre Jim, le père de Thierry. Le premier chapitre s’ouvre sur un acte de violence et la réaction de « Thierry le gamin ». Et tout est posé en quelques lignes. Des pans entiers des réactions de ce jeune homme à nos premières rencontres s’éclairent d’un seul coup. Enfin… Je sais.
Je me permets un nouvel aparté sur le courage face à la violence physique. J’abhorre la violence mais ne la crains généralement pas. Mon exutoire au bouillonnement immaîtrisable de ma jeunesse a été le rugby, puis plus tard les sports de combat. Depuis la très jeune enfance cependant, j’ai toujours exécré l’injustice et ai toujours défendu le faible face au fort – avec des retours de cours de récréation bien amoché. Défendre une femme agressée dans le métro, protéger des expulsés de squat avec des enfants, maltraitées par les forces de l’ordre, etc. Je n’y peux rien, je suis comme ça.
Mais cependant malgré ce courage quasi involontaire, j’ai failli. Je me souviendrai toute ma vie. Un ami avec une arme à feu, à bout de frustration : j’étais littéralement terrorisé. Rien ne s’est passé au final à part la dissolution instantanée de l’amitié que j’avais pour cet homme.
Est-ce que j’ai manqué de courage ? Ou est-ce que l’affrontement était inégal ?
Jim est mort aujourd’hui, laissant Thierry avec des réponses manquantes. Il a laissé une lettre, que Thierry a peut-être ouverte au moment où j’écris ces lignes. Hier soir, il m’a dit qu’aujourd’hui, il ouvrirait cette lettre maintenant que Jim lui échappe du fait de la publication de son livre.
Le Père. Son empreinte indélébile sur l’enfant. Tant de choses opposaient le fils et le père que la seule chose qui pouvait les rassembler était un amour non-dit, à peine murmuré dans une occasion tragique.
Et puis Thierry raconte son père, le chasseur-pécheur, l’homme primitif en symbiose avec la nature. Fier de ses talents qui le mettent sur le haut du panier. Le départ comme appelé en Algérie. La guerre injuste, cruelle. Le regard de Jim sur les événements d’Algérie, la joie des pieds noirs de voir arriver les troupes de métropole en même temps que leur mépris affiché. L’état colonial et son emprise sur les populations autochtones. La précarité des installations militaires. Le jeu du chat et de la souris avec les « fellagas ». La vision de Jim, de l’homme primitif avec toute sa logique, son intelligence et ses compétences si utiles pour la guerre. Seul le gibier change de nom. Sauf que Jim est un humaniste sensible à l’injustice et les événements nombreux auquel il va être confronté, l’obligation de tuer, les amis morts au combat. Et puis le revirement du soldat confronté à l’horreur.
La seule lumière en Algérie viendra de Jeanne, qui rencontrée à la descente du bateau accompagnera Jim de manière intermittente dans une très belle histoire d’amour.
Puis c’est le retour en France, transformé. On ne parle pas encore de syndrome post-traumatique.
Thierry décrit son père à la troisième personne dans un récit d’une grande clarté entrecoupée de ses souvenirs personnels et comment sa vie s’est déroulée avec Jim qui bien entendu ne comprendra jamais les choix de son fils.
Le livre est court, clair, chargé d’émotions et se termine en laissant un curieux sentiment de frustration bienvenue. A ne rater sous aucun prétexte !
Jean-Hugues Villacampa